En attendant un prochain invité sur ce sujet, quelques réflexions personnelles à propos de l'utilisation grandissante de l'IA dans le monde du travail.
Aujourd'hui, l'IA occupe une place centrale dans les débats sur le travail, mais elle s'inscrit dans dans la continuité de 40 ans d'impacts des nouvelles technologies sur le monde du travail. La révolution numérique ne date en effet pas d'hier. Dès 1978, le rapport "Nora-Minc" anticipait les changements majeurs à venir :
Transformation des modes de production
Évolution des relations sociales
Restructuration de l'économie
Ce rapport mettait en lumière le potentiel de la télématique, ancêtre de nos technologies actuelles, pour bouleverser en profondeur notre société et notre façon de travailler.
L'IA n'est peut-être, en définitive, qu'une transformation de plus dans le paysage du travail. Ce qui la distingue, c'est son ampleur, la vitesse et la profondeur de son déploiement.
Depuis que l'intelligence artificielle a fait son entrée fracassante dans le secteur bancaire au début des années 2010, les psychologues du travail on pu observer et analyser comment elle s'intègre dans les processus de travail. Un constat récurrent s'est rapidement imposé : il existe souvent un fossé important entre la vision des dirigeants et la réalité vécue par les salariés sur le terrain.
D'un côté, des dirigeants enthousiastes, les yeux brillants à l'idée d'optimiser les performances de leur entreprise grâce à ces nouveaux outils high-tech.
De l'autre, des salariés qui soulèvent des questions bien plus personnelles et profondes sur la reconnaissance de leur travail : "Si une machine peut faire mon job, qu'est-ce qu'il va me rester à part pousser des boutons ?" Ou encore sur le sens de leur métier : "Est-ce que mon travail a encore de l'importance s'il peut se réduire à des algorithmes ?"
Au cours de mes interventions, j'ai réalisé que l'arrivée de l'IA dans le monde du travail soulevait des questions fondamentales :
Comment définit-on un travail de qualité à l'ère des machines intelligentes ?
Qu'est-ce qui rend un travail véritablement utile dans ce nouveau contexte ?
Quelles sont les compétences qui feront vraiment la différence dans une entreprise où l'IA joue un rôle central ?
Il n'y a pas de réponse toute faite. Une organisation du travail basée sur l'IA peut être bénéfique, "capacitante" comme on dit dans le jargon des ergonomes, plutôt qu'aliénante. Mais pour y arriver, il faut trouver un équilibre entre la vision gestionnaire des dirigeants et les réalités concrètes du travail quotidien.
Ma conviction profonde, c'est qu'il ne faut pas se précipiter sur l'IA simplement parce qu'elle existe. Ce serait une erreur de dire : "Voilà, l'IA est là, utilisons-la partout où c'est possible !".
L'IA devrait au contraire être considérée comme un outil parmi d'autres, à utiliser avec discernement. Avant de l'implémenter, il faut mener une analyse approfondie du travail réel, de ses défis quotidiens, et surtout des besoins concrets des personnes qui font ce travail jour après jour.
Le meilleur exemple que j'ai trouvé pour illustrer ce point, c'est celui du GPS.
Nous avons tous vécu cette situation : le GPS nous indique un itinéraire peu optimal vers notre destination. Cela peut arriver pour diverses raisons : une localisation incorrecte du point d'arrivée, la non prise en compte de travaux en cours ou de bouchons, etc.
Heureusement, même en tant qu'utilisateurs réguliers du GPS, nous savons résoudre ces problèmes. Notre capacité à lire une carte et à "reprendre la main" nous permet de surmonter ces obstacles.
Certes, le GPS nous apporte plusieurs bénéfices :
Gain de temps dans la recherche d'itinéraires
Informations en temps réel sur le trafic
Rappels utiles tout au long du trajet
Il répond ainsi à un besoin préexistant : optimiser notre temps et nous concentrer sur la conduite elle-même.
Mais il présente des pièges à éviter. Il serait imprudent de :
Suivre aveuglément le guidage vocal vers une destination inconnue
Supprimer tous les panneaux de signalisation routière en se fiant uniquement au GPS
Utiliser l'outil pour collecter et contrôler les données de localisation des conducteurs à des fins non avouables.
Ces actions passeraient à côté du véritable potentiel de l'outil pour l'activité de conduite, en se focalisant sur des gains purement gestionnaires.
La leçon du GPS pour l'IA au travail ? L'introduction d'un outil technologique, comme l'IA dans le monde du travail, doit :
Répondre à des besoins réels préexistants identifiés et reconnus par les travailleurs
Compléter les compétences humaines plutôt que les remplacer
Être utilisée de manière réfléchie, en gardant un esprit critique
Se concentrer sur l'amélioration de l'activité principale plutôt que sur des gains secondaires
En appliquant ces principes, nous pouvons maximiser les bénéfices de l'IA tout en évitant les pièges d'une utilisation mal pensée.
Dit autrement, il faut que
Le travailleur accepte de déléguer une tâche qu'il juge, de son propre point de vue, chronophage, complexe ou répétitive.
Il puisse identifier facilement si l'IA se trompe, sans que cela ne se traduise par une charge de travail supplémentaire ou une perte de confiance dans l'outil.
Il ait les moyens d'intervenir sur le niveau de qualité produit par l'IA.
L'IA ne se traduise pas par une perte de compétences, en conservant notamment la faculté de « reprendre la main » sur l'outil.
C'est fort de cette vision que j'aborde les projets d'IA : est-ce qu'une analyse du travail et des besoins a conduit à un consensus sur la nécessité de confier telle ou telle tâche à une IA, ou est-elle une nouvelle lubie de gestionnaires qui pensent réaliser des économies à court terme en augmentant la productivité ?
Dans le premier cas, le collectif s'accorde sur une manière de travailler avec l'IA, dans le second, il court le risque de travailler pour l'IA, c'est-à-dire de devoir s'adapter au processus décidé plus haut.
En résumé, l'IA ravive le débat du travail qui doit s'adapter à l'homme, plutôt que l'inverse.
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