Le doctorat vibratoire : quand la psychologie devient de la soupe
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- 11 juil.
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Il y a 18 mois, un master de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 provoquait un buzz qui aurait mérité d’être étudié en sémiologie. Le site du master évoquait un enseignement en "leadership capacitant et vibratoire", fondé sur une approche "quantique". C’est le média montpelliérain Le Poing qui avait sorti l’affaire le 18 avril 2024 (source), reprise par d'autres ensuite.
Très vite, face au tollé, le mot “quantique” a été discrètement retiré du site. Mais le master, lui, est toujours là, sous son nom officiel : Responsable d’évaluation, de formation et d’encadrement (site de l'Université consulté le 09/07/2025).
Proposé à distance (si j'ai bien compris), il est présenté comme une "Trans - Formation", en deux mots, visant à :
Former, Accompagner et Encadrer Autrement pour une "Bienvivance" au travail.
Le programme promet de transformer les cadres en leaders “en pleine conscience” dotés d’un “capital émotionnel” renforcé. Il vise explicitement à :
Former au leadership capacitant et vibratoire (...) dans une approche pédagogique des théories du care, de la pleine conscience, de la résilience et de la créativité.

Pour préparer un éventuel épisode du podcast Le Psy du Travail sur ce sujet (je dois arbitrer entre ma charge de travail et l'envie de vous faire découvrir quelques éléments, notamment sonores, que j'ai pu récolter sur le sujet), je me suis donc plongé dans la thèse de doctorat de la directrice de ce master, soutenue en 2016 à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, intitulée :"Management des risques psycho-sociaux et Capital émotionnel pour une qualité de vie au travail et vers des organisations capacitantes".
Et ça vaut son pesant d'huile essentielle.
Il ne s’agit pas ici de pointer ou de se moquer d’une personne. Il s’agit de tirer la sonnette d’alarme sur une dérive institutionnelle : le remplacement des sciences humaines critiques par de la bouillie managériale spiritualisée. Aussi, je ne donne pas le lien vers la thèse en question, qui est facile à retrouver en ligne.

Ce que j'ai lu dans le mémoire de thèse relève (selon moi) moins de la recherche universitaire que d’un discours de promotion du développement personnel, sans réel ancrage disciplinaire rigoureux. Voici, un peu dans le désordre mais vous me pardonnerez, 7 motifs concrets de surprise pour le modeste psychologue du travail que je suis, lorsqu'il lit une thèse de doctorat en psychologie, spécialité neuropsychologie & psychopathologie.
1. Pleine conscience : science ou croyance vendue comme outil neutre ?
Pages : 97–99, 269
La thèse consacre plusieurs pages à l’Acceptance and Commitment Therapy (ACT, une théorie intéressante au demeurant) et à la Mindfulness, comme leviers essentiels de la "flexibilité psychologique" (sans définir ce terme).
Elle affirme notamment :
La pleine conscience est une démarche professionnelle, au-delà de toute forme de croyance. (p. 269)
Ce qui me surprend : le ton de la présentation ressemble davantage à celui d’une brochure de formation qu’à une analyse scientifique. On ne trouvera aucune discussion sur les limites de ces approches ni sur leur possible instrumentalisation. J'identifie un glissement insidieux : faire passer pour neutre et universel ce qui est en réalité une méthode située, issue d’une tradition spirituelle pour ce qui concerne la mindfulness, et sélectionnée pour ses effets attendus sur l’individu.
Pour mémoire, la mindfulness, ou pleine conscience, est une pratique ancrée historiquement dans le bouddhisme theravada. Elle a été transformée dans les années 1980 pour créer une version laïque, adaptable aux institutions médicales. Son intégration en entreprise ou dans les politiques managériales est aujourd’hui massivement documentée et critiquée*.
Dans cette thèse, rien de tout cela n’est évoqué. La pleine conscience est présentée comme une solution auto-évidente, un outil purement professionnel, presque mécanique. Elle devient un ingrédient de la performance personnelle, un savoir à appliquer, sans discussion sur ses effets idéologiques ou somatiques !
* Pour une mise en perspective critique solide, je recommande le podcast Méta de Choc, notamment la série sur La méditation.
2. Yerkes et Dodson, le cadavre bouge encore !
Pages : 12 et 23

La thèse reprend la célèbre courbe stress/performance pour distinguer eustress et distress. Cela ne finira donc jamais ?
Ce qui me surprend : cette théorie, qu’on a déjà déconstruite dans l’épisode 12 du podcast Le Psy du Travail, repose sur des expériences animales datées et hautement critiquables sur le plan méthodologique. Hélas, aucune mise en débat de sa validité ne viendra actualiser les connaissances du lecteur. Et aucune mise en perspective de l'application de cette théorie dans le champ du travail (pourtant celui de cette thèse en psychologie) ne sera proposée au lecteur. Heureusement, si les thésards ne font pas le boulot, d'autres le font.

3. Un flou théorique qui relativise les cadres scientifiques
Pages : 9, 10, 31, 97, ..., ...
Dans cette thèse de doctorat en psychologie
La thèse de doctorat accorde une grande place à la "souffrance", au "bien-être", aux "ressources personnelles" ou à la "flexibilité psychologique", mais sans jamais poser clairement ce qui fonde scientifiquement ces catégories. On navigue entre psychologie clinique, développement personnel et neurosciences vulgarisées, sans différencier les registres, ni interroger les tensions entre eux. Et surtout, sans lier sérieusement tout cela aux questions du travail.
Par exemple, les notions de "qualité de vie (au travail)", "capital émotionnel", "posture consciente" ou "transformations profondes" sont abondamment mobilisées… mais jamais définies de manière rigoureuse ou situées dans une tradition disciplinaire.
Ce qui me surprend : ce flou contribue à brouiller les frontières entre savoirs validés, concepts flous et affirmations subjectives. On glisse très facilement d’un langage clinique à une rhétorique émotionnelle, puis à des propositions normatives ("il faut cultiver la bienveillance", "la conscience permet la transformation", etc.).
On finit par ne plus savoir si l’on parle de faits mesurables, de croyances personnelles ou de prescriptions morales. Et ce brouillage rend la critique difficile : on ne sait jamais très bien ce qu’on est en train d’évaluer. Ce type de relativisme implicite permet à la thèse d’intégrer des outils comme le "lâcher-prise" comme évidences, sans jamais les mettre en débat (j'y reviens au point 5, j'avais prévenu que cette note était dans le désordre).
Ailleurs : la science “non holistique”, donc tout se vaut ?
ici, je fais référence à un papier de la même autrice, dont le titre m'a attiré l’œil : "Science en conscience, vers une écologie et économie de la bienvivance : un essai réflexif". J'ai corrigé l'othographe mais pas la syntaxe de cet extrait :
Le monde occidental a façonné sa culture scientifique sur des hypothèses dont beaucoup demeurent encore de nos jours incontestées amenant d’ailleurs à qualifier nos sciences « exactes ». Cependant, leur réalité dépend de la métaphysique qui sous-tend notre science. Aussi, il importe de questionner notre conception actuelle non holistique de celle-ci dans ce contexte où des savoirs de natures différentes sont entrées en polémique et ont été mis en opposition au lieu de s’enrichir mutuellement. (ndlr : à propos de la gestion de la crise COVID)
Ce qui me surprend : cette critique relativiste justifie l’entrée de toutes sortes de croyances dans le cadre académique, sans filtre ni méthode. On ouvre la porte à l’intuition, au ressenti et à l’ésotérisme au nom de l’ouverture. Mais pour quoi faire, nom d'une pipe, et pourquoi soutenir un thèse de doctorat de psychologie si l'on positionne la science en équivalence de la métaphysique (vraie question) ???
4. Une rhétorique neuronale décorative (car non discutée)
Page : 67, ...
L’amygdale permet une réponse rapide en sollicitant des données préprogrammées en mémoire à long terme et engrammées de façon plus ou moins rigide dans les circuits cérébraux.
Ce qui me surprend : aucune discussion sur les controverses scientifiques qui me semblent, à moi le profane, pourtant documentées (LeDoux, effets du stress sur la mémoire, etc.). Le rôle de l’amygdale est figé, comme si le débat scientifique n’existait pas. Mais sur ce point... je ne suis pas du tout spécialiste, je suis juste déçu de ne rien apprendre de plus que dans mon dernier Science et Vie junior, à la lecture d'une thèse de doctorat en psychologie, spécialité neuropsychologie et psychopathologie, de l'Université de Montpellier.

5. Le lâcher-prise managérial
Pages : 188, 241–244
La bien- ou mieux-veillance vis-à-vis de soi permet ensuite celle des autres. (p. 244)
L’action de formation à travers l’approche de la pleine conscience et de l’acceptation et de l’engagement devrait de manière spécifique améliorer la résilience, la capacité de présence attentive, le lâcher prise, l’écoute de soi et des autres. (p.84)
Le lâcher-prise est présenté dans cette thèse en psychologie comme une compétence émotionnelle souhaitable, un outil de régulation intérieure, voire un indicateur de maturité psychologique dans le management.
Ce qui me surprend : La thèse traite des RPS et du travail. Or, ce type de discours repose sur une logique d’injonction douce : tu dois te détacher, relativiser, “te recentrer”, pour rester bienveillant·e et aligné·e. Il ne s’agit pas d’une démarche thérapeutique volontaire, mais d’un impératif d’adaptation. On ne vous aide pas à questionner ce qui dysfonctionne dans votre environnement de travail, mais à vous en accommoder avec souplesse et sérénité.
Le lâcher-prise devient dès lors un instrument de pacification des affects. Il désactive les émotions collectives (colère, indignation, refus), pour les transformer en mouvements intérieurs personnels. Il fait écran à la conflictualité, y compris quand cette conflictualité est légitime et nécessaire. Ce n’est pas un outil d’émancipation, mais une technique de domestication de soi.
La thèse (de psychologie) ne propose ainsi à aucun moment de réflexion critique sur cette logique, alors qu'elle se situe dans le champ du travail (et non du traitement des phobies ou de je ne sais quoi de plus clinique pour lequel je n'ai aucune compétence). Le lâcher-prise est présenté comme un bien en soi, une norme émotionnelle à atteindre, et non comme un outil contextuel à discuter. Et c’est bien cela qui pose problème, quand on se penche sur les questions du travail. D'aileurs, à force de prôner le lâcher-prise, on dirait bien que cette thèse a fini elle-même par lâcher prise… sur la rigueur la plus élémentaire.
6. L’énergie comme concept flou
Pages : 52, 193, 206, ...
Une énergie est nécessaire pour réaliser ce travail émotionnel. (p. 52)
Des travaux montrent que la perception d’une inauthenticité et la censure de l’émotion authentique peuvent entrainer une dissonance cognitive consommatrice d’énergie et facteurs de stress et souffrance. (p. 52)
L’énergie de la résistance est déplacée vers une autre sphère. (p. 206)
Ce qui me surprend : le mot "énergie" n’est jamais défini. Est-ce une métaphore, une force psychique, une croyance ? Une divinité ou un esprit de la nature peut-être ? Ce flou est typique du discours pseudo-scientifique qui donne l’apparence de profondeur sans contenu vérifiable. Les liens entre l'autrice et le mouvement anthroposophique (elle a dirigé une thèse* en lien avec le sujet, devinez dans quelle Université ?) pourraient nous éclairer sur le parti pris de cette thèse en psychologie, spécialité neuropsychologie et psychopathologie ....
* La thèse en question fait référence à la génodique, cette croyance que la musique influence la santé et la croissance des végétaux. Fun fact : c'est en voulant comprendre cette théorie (abordée dans un reportage télé) que je me suis sérieusement mis à l'apprentissage des outils de l'esprit critique il y a de nombreuses années.
7. Des ressentis à la place des concepts
Pages : 44–52, ...
Le stress est donc une représentation interne d’une transaction problématique. (p. 45)
Pour bien jouer une émotion, le mieux serait encore de la vivre au fond de soi. (p. 52)
Ce qui me surprend : ce type de formulation rend impossible toute contradiction ou mise en débat. Si tout devient une question de ressenti, de sincérité ou d’authenticité, alors la critique scientifique n’a plus de prise. Fermez le ban !
Conclusion : que reste-t-il une fois qu'on a tout enlevé ?
Quand on retire d'une réflexion sur le travail les apports de Clot, Dejours, Linhart, Bourdieu, Méda, De Gaulejac, Raffin ou Crozier (et de bien d'autres !) ... comme quand on retire toute pensée critique des formations au management, il ne reste que ça : une suite de mots tièdes, interchangeables, qui forment un discours de plus en plus imperméable.
Former des cadres, ce n’est pas leur apprendre à vibrer. C’est leur apprendre à penser. Faire avancer les disciplines de la psychologie, de la neuropsychologie et de la psychopathologie, qui plus est au niveau du grade de docteur.e de l'Université (fût-ce de Montpellier), ce n'est pas aligner les poncifs et les affirmations floues.
Et ça, ça se travaille. À l’Université, ou ailleurs. Mais visiblement pas à Montpellier.