L'émerveillement professionnel ou la dévotion comme mode d'organisation
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- 5 mai
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Dernière mise à jour : il y a 7 jours
Dans l’épisode 17 du podcast, nos deux girafes du bibliobus évoquent le concept de « vocational awe », ou « émerveillement professionnel » (cette traduction en français n’est pas optimale pour rendre compte du sens original). Il mérite qu'on s'y arrête, car le risque est grand de s'appuyer sur cette dimension pour justifier l'absence de moyens ou les défaillances de l'organisation.

La notion de « vocational awe » est apparue dans le contexte des bibliothèques à partir des travaux de Fobazi Ettarh, qui a forgé ce terme pour décrire la manière dont les professionnels perçoivent leur métier comme une mission quasi sacrée, investie d’une dimension morale et sociale supérieure. D’après Ettarh, cette vision s’est enracinée historiquement dans le fait que les bibliothèques, dès leur origine, ont souvent été conçues à l’image de lieux quasi-religieux, avec une architecture et une symbolique forte, inspirant un sentiment de respect et de « religiosité » envers le savoir et la culture (les « temples du savoir »).
Dans ce contexte, le travail en bibliothèque est devenu porteur d’un idéal de Service Public, d’accès universel à l’information, de défense de la démocratie et de la liberté intellectuelle. Cette sacralisation du métier a conduit à l’idée que les bibliothèques sont des institutions fondamentalement bonnes et au-dessus de toute critique, et que ceux qui y travaillent doivent faire preuve d’un engagement et d’une dévotion sans faille, parfois jusqu’au sacrifice personnel. Ettarh souligne que cette aura d’exception qui entoure la profession rend difficile la remise en question des conditions de travail ou la revendication de droits, car toute critique peut être perçue comme une atteinte à la mission sacrée de la bibliothèque.
En psychologie du travail, on croise régulièrement la notion de dévotion au travail, valorisée dans de nombreux secteurs, qui peut devenir un piège pour le travailleur. Si elle nourrit le sentiment d’accomplir une mission porteuse de sens, elle comporte aussi des risques importants, surtout lorsqu’elle s’accompagne d’attentes démesurées ou d’un manque de reconnaissance. Dans des contextes comme celui des bibliothèques, mais aussi dans la santé, l’enseignement ou le social, cette dévotion est souvent encouragée, voire exigée, au nom de la vocation ou du Service Public. Je me souviens d’un cadre de santé à l’hôpital qui m’opposait que « enfin, vous ne voyez pas la beauté qui réside dans le fait de sauver des vies ? »... comme si cela devait tout justifier.
Ce dévouement, lorsqu’il devient excessif, peut mener à l’épuisement professionnel, voire au burnout. La frontière entre engagement sain et surinvestissement est en effet ténue : à force de vouloir répondre à toutes les attentes, de se montrer disponible en permanence, de sacrifier sa vie privée ou son bien-être, le professionnel s’expose à une fatigue chronique, à une perte de sens et à des troubles psychologiques. La dévotion peut également évoluer vers une véritable addiction au travail, caractérisée par l’incapacité à se détacher de ses tâches, même lors des moments de repos, et par la négligence des autres sphères de la vie.
La culture du dévouement, lorsqu’elle est institutionnalisée, rend difficile la mise en place de politiques de prévention et de soutien. Elle freine la reconnaissance des risques psychosociaux et la légitimité des revendications collectives pour de meilleures conditions de travail. Car le travail ne « rend » pas toujours l’amour et l’engagement qu’on lui porte, et cette illusion peut maintenir les travailleurs dans des situations d’exploitation et d’épuisement.
Ainsi, la dévotion ne doit pas devenir un mode d’organisation, car fonder la gestion du travail sur l’engagement ou le sacrifice individuel expose à de nombreux risques, pour les travailleurs comme pour l'organisation. Une organisation efficace doit reposer sur des processus clairs, une répartition équitable des tâches et une reconnaissance des besoins de chacun, afin d’éviter que la loyauté et l’engagement personnel ne se transforment en source de dysfonctionnements ou de mal-être au travail.
note de bas de page :
Je suis tombé sur le mémoire de Diplôme de Conservatrice des bibliothèques de Florine JAOSIDY : « le travail bien fait en bibliothèque, entre impensé et omniprésence ». Si le sujet vous intéresse, il y a beaucoup de chose à prendre dans ce travail : https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/72094-le-travail-bien-fait-en-bibliotheque-entre-impense-et-omnipresence.pdf
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