Le développement personnel : un écran de fumée sur les rapports de pouvoir au travail
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- 15 juin
- 4 min de lecture
Ce billet prolonge ma participation au podcast Martin Eden, consacré au livre de Valérie Brunel, Les Managers de l’âme. Nous y avons parlé de subjectivité, de management, de coaching... mais surtout de pouvoir. Car derrière l’apparente bienveillance du développement personnel en entreprise, se joue une autre histoire : celle d’un pouvoir qui ne dit pas son nom.
Ce qu'on entend par « développement personnel »
On ne parle pas ici de pratiques ésotériques ou de techniques new age à base de cristaux, mais d’un dispositif structuré, promu par les entreprises et visant à encadrer la subjectivité des salarié·es. Le développement personnel devient un outil de gestion des personnes, au service de la performance. Il repose souvent sur un schéma simple : je me connais, je m’estime, je m’améliore. À travers des tests, des feedbacks, du coaching, l’individu est invité à identifier ses traits de personnalité, ses valeurs, ses forces et ses "zones de progrès", afin de devenir un acteur plus autonome, plus engagé, plus "aligné" avec les objectifs de l’organisation.
Autrement dit : apprendre à mieux se gérer soi-même, pour mieux se faire gérer.
Le pouvoir a changé de forme
Le développement personnel accompagne un glissement dans le management, depuis au moins 20 ans. Il ne s’agit plus d’exercer l’autorité de façon verticale et explicite. Il s’agit de susciter l’adhésion, de cultiver l’engagement, de façonner les comportements par la suggestion, l’accompagnement, l'auto-discipline.
Ce nouveau pouvoir, Michel Foucault l’a appelé pastoral : un pouvoir qui prend soin, qui guide, qui veut votre bien, tout en définissant ce que ce "bien" recouvre. Vous êtes libre, bien sûr. Mais responsable de tout. Et si vous souffrez, ce n’est pas que le travail est absurde, c’est que vous avez du mal à lâcher prise.
Ce que le développement personnel efface
Ce pouvoir intériorisé a un effet redoutable : il dépolitise. Il déplace les causes du mal-être. Ce n’est plus l’organisation du travail, ni les objectifs inatteignables, ni l’isolement, ni les conflits de valeurs qui sont en cause. C’est vous. Votre posture. Votre mental. Vos croyances limitantes.
On vous propose alors du coaching, une formation en communication non violente, une séance de méditation. Mais on vous parle rarement du manque de moyens, du travail empêché, ou des tensions collectives.
Une réponse à l’individualisme contemporain ?
Le développement personnel en entreprise n’émerge pas dans le vide. Il résonne avec une transformation plus large de nos sociétés. Dans La culture du narcissisme, Christopher Lasch décrivait déjà, à la fin des années 1970, une société sans grands récits, où l’individu, coupé du collectif, se replie sur lui-même. En quête de reconnaissance, il devient dépendant du regard d’autrui, de l’expertise des spécialistes, de l’illusion de la maîtrise de soi.
Cette dynamique trouve un terrain fertile dans l’entreprise : on n’y valorise plus la compétence collective, mais la marque personnelle, l’authenticité contrôlée, le savoir-être évalué. La réussite devient affaire de posture.
Une adhésion sans conflit
Le développement personnel permet une chose précieuse : gouverner sans apparaître comme un pouvoir. Il permet d’obtenir des comportements souhaités sans opposition ouverte. Il remplace les rapports de force par des injonctions à l’alignement, à l’évolution, à la résilience.
Mais cette adhésion n’est pas forcément synonyme de bien-être. Elle peut masquer un profond clivage entre ce que l’individu est, et ce qu’il est sommé d’incarner. Elle peut mener au surengagement, à l’épuisement... ou au désenchantement. Et elle empêche toujours d’agir collectivement.
Se connaître, oui — mais dans quel cadre ?
Il ne s’agit pas de nier l’utilité de mieux se connaître. La connaissance de soi peut être précieuse. Mais il faut rappeler — et c’est une évidence pour tout psychologue — qu’accéder à ses ressorts intimes, à ses conflits internes, à ses zones de vulnérabilité, n’est ni simple ni anodin. Cela suppose un cadre sécurisé, une temporalité adaptée, une forme de confiance (qu'on appelle "alliance"). Ce n’est donc pas à l’entreprise de forcer cette démarche, ni d’en faire un critère d’évaluation ou de progression.
Et surtout : si ce travail sur soi ne vise qu’à mieux s’adapter à une organisation qui, elle, reste inchangée, alors il cesse d’être une voie d’émancipation. Il devient un outil d’alignement.
Le rôle d’un psychologue du travail n’est pas d’inviter les personnes à "faire avec" un travail qui les fait souffrir, mais au contraire d’aider à identifier les ressources pour faire évoluer ce travail, collectivement. Le cœur de notre métier, c’est d’accompagner la transformation du réel, pas celle des seuls individus.
Repolitiser le travail
Il est temps de repolitiser la souffrance au travail. De faire exister à nouveau les collectifs, les conflits, les débats sur ce qu’est un travail bien fait. De remettre en lumière ce que ces discours sur le soi cherchent à effacer : les conditions concrètes d’exercice du travail, les rapports de pouvoir, la possibilité d’agir sur l’organisation.
C’est peut-être moins séduisant qu’un podcast de coaching. Mais c’est, à mes yeux, plus nécessaire.
Merci encore au podcast Martin Eden pour cet échange autour des Managers de l’âme de Valérie Brunel.
