La psy du travail à l'heure de l’Anthropocène
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- il y a 4 jours
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Le travail contre (la) nature ?
Il me semble qu'on a rarement autant parlé du climat que cet été. Canicules, feux, sécheresses : la crise écologique est désormais partout dans nos vies. Comme psy du travail, j’y vois une résonance immédiate avec nos terrains d’intervention.
Car le travail est concerné :
Beaucoup d’activités participent directement à la crise écologique : extraire, produire, transporter, vendre, consommer, tout cela laisse une empreinte sur les milieux naturels.
Les travailleurs et travailleuses subissent la dégradation de leurs propres conditions de travail (par exemple, la chaleur devenue insupportable).
Travailler pour gagner sa vie, c’est désormais savoir qu’on détruit un peu plus le cadre qui la rend possible (et tenable).
Pour comprendre ce vécu, encore faut-il avoir les bons outils. Et pourquoi pas la théorie de l’activité ?
Théorie de l'activité
La théorie de l’activité, nourrie par les travaux de Vygotski, Leontiev et d’autres, repose sur une idée fondamentale : le sujet humain se construit en agissant, avec d’autres, en utilisant des outils et des signes, dans un monde structuré par des règles et des relations sociales.
Chaque fonction dans le développement culturel de l’enfant apparaît deux fois : d’abord au niveau social, puis ensuite au niveau individuel.
( Vygotski, dans "Pensée et langage")
Cette phrase résume à elle seule l’esprit de la théorie : les fonctions psychiques ne naissent pas d’un esprit isolé, mais d’interactions sociales intégrées via des instruments culturels comme le langage, les savoirs ou les outils. Le social n’est pas le contraire du psychique, mais bien la forme même sous laquelle il se construit.
Autrement dit, pour comprendre l’activité d’un·e salarié·e, il ne suffit pas de regarder ses gestes ou ce qu’il ou elle pense. Il faut regarder tout le système dans lequel l’activité prend forme : l’objet du travail (enseigner, produire, soigner…), les outils et savoirs utilisés, les règles qui cadrent l’action, la communauté avec qui l’on agit, et la façon dont le travail est partagé.
La psychologie du travail s’intéresse alors à deux choses :
comment une personne se construit comme sujet à travers ce qu’elle fait,
comment ses expériences psychiques – plaisir, souffrance, mais aussi défenses et rationalisations – sont inséparables des rapports sociaux dans lesquels elle agit.
Le psychique et le social ne sont pas deux mondes séparés : ce sont deux faces d’une même activité vivante. Et c’est en partant de l’activité que l’on peut saisir ce qui se joue réellement dans le travail… et comprendre ses liens avec l’urgence écologique (j'y reviens, pas d'inquiétude).

Le piège du localisme radical
Avec le temps, deux grandes lectures se sont dégagées au sein de la théorie de l'activité.
La lecture organisationnelle (Engeström et d’autres) : elle s’appuie sur le fameux schéma triangulaire ci-dessus. Elle est précieuse car elle rend visibles les tensions locales qui traversent les collectifs : entre procédures et métier réel, entre règles et pratiques, entre objectifs et moyens.
La lecture "philosophique" (Ilyenkov notamment) : elle insiste sur le fait qu’aucune activité ne peut être comprise sans la relier aux contradictions sociales globales. Dans cette perspective, chaque activité locale reflète, à sa manière, les grandes tensions du système (capitalisme, rapports de domination, organisation politique).
Ces deux approches ne s’opposent pas : elles éclairent des échelles différentes. Mais leur articulation est décisive pour nous.
Si l’on reste uniquement dans l’approche locale de l'organisation, par exemple pour répondre à une demande de "diagnostic RPS", on voit bien les contradictions qui se jouent "ici et maintenant". Mais on risque de tomber dans le localisme radical : croire que tout se joue dans l’ajustement local, sans regarder les logiques globales qui conditionnent ces ajustements.
On peut analyser finement l’organisation d’une centrale à charbon ou d’un entrepôt logistique. Mais si l’on choisit de se rendre volontairement aveugle au poids des structures globales (capitalisme, rapports de domination, logique productiviste) sous prétexte que « c’est trop compliqué » ou que « de toute façon on ne peut rien y changer localement », alors on réduit notre rôle à accompagner des contradictions que nous n’osons plus interroger.
Se rendre aveugle à cette dimension systémique, ce n’est pas seulement bâcler l’analyse organisationnelle. C’est aussi s’empêcher de voir les impacts psychologiques que ces règles produisent, par exemple :
les dissonances cognitives quand on doit agir à rebours de ses valeurs,
les ruptures du contrat psychologique avec l’employeur, quand l’activité réelle contredit les promesses implicites de sens voire de sécurité,
les idéologies défensives et rationalisations qui se construisent pour rendre supportable l’insupportable.
Autant d’expériences subjectives qui deviennent de plus en plus, avec la crise écologique, une part constitutive de la vie au travail. C’est pourquoi nous devons nous équiper théoriquement et méthodologiquement pour les voir, les comprendre et les nommer.
Psychologie du travail à l'heure de l'Anthropocène : micro-régulation ou analyse politique ?
La question se pose pour nous :
Soit la psychologie du travail se réduit à accompagner des micro-régulations, en aidant les collectifs à mieux tenir dans leurs contradictions.
Soit elle assume que regarder le travail, c’est aussi regarder les règles et les rapports sociaux qui le conditionnent, et donc relier les expériences locales aux structures globales.
On objecte souvent : « on ne peut pas refaire le procès du capitalisme à chaque réunion sur les RPS ». C’est vrai. Mais refuser de voir ce qui conditionne le travail, c’est se condamner à soigner les symptômes en laissant les causes intactes.
L’Anthropocène désigne une époque, la nôtre, où l’activité humaine est devenue une force géologique capable de bouleverser le climat et les équilibres vitaux de la planète. Dire cela, ce n’est pas pointer du doigt des comportements individuels, c’est reconnaître que l’organisation sociale du travail est au cœur du problème.
=> on a fait un grand tour des enjeux écologiques dans le podcast et dans cette note
=> on a abordé le sujet avec Kevin JEAN
C’est là que la théorie de l’activité a quelque chose à offrir. D’un côté, elle nous apprend à regarder le travail concret, les tensions locales, les bricolages qui permettent de tenir. Mais de l’autre, elle nous oblige à situer ces activités dans un ensemble plus large : le système social qui les organise. Ilyenkov nous rappelle qu’une activité n’est pas une petite boîte close, mais une porte d’entrée vers le tout.
Ne pas voir cette dimension, c’est manquer le cœur de ce que vivent les salarié·es aujourd’hui :
la contradiction intime entre ce qu’ils font et ce qu’ils voudraient préserver, entre "travailler pour vivre" et "détruire le vivant en travaillant",
les conséquences de devoir rationaliser l’irrationnel,
le sentiment d’être pris dans une organisation qui dépasse leurs gestes et heurtent de plus en plus leurs valeurs.
C’est pourquoi la psychologie du travail ne peut pas rester cantonnée à la micro-régulation ou à des approches gestionnaires hors sol. Tenir ensemble le local et le global, c’est la seule façon de relier la souffrance vécue aux contradictions qui la produisent, et donc de rouvrir la possibilité de transformer le travail et, avec lui, le monde que nous habitons.
Le travail à entreprendre est considérable, raison de plus pour arrêter de procrastiner.
