
Dans l'épisode 15 du Psy du Travail, j'ai eu l'occasion d'échanger avec Vincent de Gaulejac, professeur Émérite à Paris 7 et fondateur du courant de la Sociologie Clinique, sur un sujet d'actualité : la normalisation des "soft skills" par l'afnor (agence française de normalisation) à travers la norme xp 50-766. Cette norme, qui se veut un cadre de classification, de terminologie et d'utilisation des habiletés socio-cognitives, soulève des questions essentielles sur la nature du travail, l'évaluation des individus et les enjeux de pouvoir au sein des entreprises.

La Sociologie Clinique : un regard croisé sur le social et le psychique
Pour comprendre l'éclairage apporté par Vincent de Gaulejac, il est essentiel de saisir les fondements de la Sociologie Clinique. Cette approche combine la perspective surplombante de la sociologie, cherchant à analyser les phénomènes sociaux comme des "choses" (Durkheim), avec une posture clinique attentive au vécu, à la subjectivité et à l'inconscient des individus.
La Sociologie Clinique cherche à dépasser l'opposition stérile entre causalités sociales et psychiques, en explorant les "nœuds socio-psychiques" qui se manifestent dans des phénomènes tels que la souffrance au travail, le mal-être ou l'éco-anxiété. Il s'agit de comprendre comment les organisations, les pratiques de management et les exigences du monde du travail peuvent générer des tensions, du stress et, à terme, des symptômes psychiques ou psychosomatiques chez les individus.
Les "Soft Skills" : des exigences déguisées ?
La norme afnor définit les habiletés socio-cognitives comme des savoir-faire relationnels et méthodologiques permettant d'apprendre, de réfléchir et d'interagir de manière adaptée dans l'entreprise, notamment face à des situations inhabituelles. Parmi les compétences mises en avant, on retrouve la sensibilité sociale, l'adaptation relationnelle, la conceptualisation, la flexibilité mentale, la projection, ainsi qu'un ensemble de compétences préfixées par "auto" (auto-évaluation, auto-régulation, auto-organisation), suggérant une forte injonction à l'autonomie.
Vincent de Gaulejac nous invite à décrypter ce qui se cache derrière cette normalisation des "soft skills". Selon lui, ces compétences, présentées comme des habiletés, ne sont en réalité que des exigences, des impératifs auxquels les individus doivent se conformer pour répondre aux attentes de l'entreprise.
Le contrat narcissique et la course à la performance
L'évaluation des "soft skills" par l'entreprise, ou par son représentant (le manager), convoque la question de l'image de soi et du "contrat narcissique" qui lie l'individu à son organisation. Vincent de Gaulejac rappelle que, dès les années 50, les employés d'IBM manifestaient un véritable amour pour leur entreprise, investissant leur idéal du moi dans l'idéal proposé par l'organisation (performance, excellence, réussite).
Ce "contrat narcissique" peut se traduire par une course en avant et une compétition généralisée, où chacun est sommé d'être "hors du commun". Or, cette exigence paradoxale – "si tout le monde est hors du commun, que devient le monde commun ?" – peut engendrer une grande souffrance, notamment lorsque les individus, avec l'âge ou face à des difficultés personnelles, ne parviennent plus à répondre aux impératifs de performance.
L'exclusion de la pensée critique au profit du pouvoir managérial
Vincent de Gaulejac dénonce également l'exclusion de toute pensée critique derrière le discours positiviste, objectif et rationnel qui accompagne la normalisation des "soft skills". En traduisant la subjectivité humaine en termes quantitatifs et en normalisant les comportements, l'entreprise cherche à adapter les individus à ses exigences, renforçant ainsi le pouvoir managérial.
Des notions telles que "l'intelligence relationnelle", "la gestion du stress" ou "l'influence positive" sont ainsi instrumentalisées, vidées de leur substance et transformées en injonctions paradoxales. On demande aux individus de gérer leur stress alors que c'est la gestion elle-même qui le produit, d'être empathiques en toutes circonstances, ou d'afficher une "influence positive" en toutes circonstances, interdisant toute critique ou expression de malaise.
Vers une déconstruction de l'idéologie managériale
L'idéologie managériale, qui se présente comme neutre, objective et rationnelle, neutralise en réalité les contradictions inhérentes au monde du travail (intérêts des actionnaires vs. bien-être des travailleurs, exigences financières vs. besoins du personnel). Elle empêche de penser les dilemmes et les conflits, en imposant une vision positive et mesurable du monde.
La normalisation des "soft skills" participe de cette idéologie, en construisant des concepts qui neutralisent la possibilité d'exprimer le malaise et en culpabilisant les individus qui ne parviennent pas à atteindre les objectifs fixés, sans tenir compte des vulnérabilités personnelles ou des dysfonctionnements organisationnels.
En conclusion, l'analyse de Vincent de Gaulejac nous invite à une vigilance accrue face à la normalisation des "soft skills" et à une déconstruction de l'idéologie managériale qui la sous-tend. Il est essentiel de replacer l'humain au cœur du travail, en reconnaissant la subjectivité, les contradictions et les conflits qui le traversent, et en favorisant une pensée critique capable de remettre en question les exigences et les injonctions paradoxales du monde de l'entreprise.
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