« C’est pas Cayenne »
- contact083742
- 22 sept.
- 3 min de lecture
J'ai la chance d'être en déplacement professionnel en Guyane. Et pour un psychologue du travail, l’occasion était trop belle. Ici, dans le passé, le travail n’était, paraît-il, pas une affaire de production : c’était une affaire de peine, de punition, de redressement moral.
Foutaise. Ici, le travail n'était rien d'autre qu'une affaire de colonisation.

Le musée Franconie, à Cayenne, relate les conditions d’existence et de travail des bagnards. Les fers, l’humidité des cellules, la discipline et la faim. Le bagne, c’est un dispositif à la fois pénitentiaire, disciplinaire et productif dont on imagine relativement bien les contours.
Mais ce que les vitrines montrent peu, ce sont les discours. Peu de sources documentent clairement ce que les politiques ont projeté dans cette condamnation à des travaux forcés. Il faut aller chercher dans les lois, les décrets ou les archives administratives pour comprendre ce que le travail forcé devait représenter. Et là, le décalage saute aux yeux. Le bagne n'est pas du tout ce que je croyais : c'est un dispositif colonial, et rien d'autre.
Le travail forcé est censé réparer. C’est une idée ancienne, morale, catholique... et même républicaine. Travailler, ce serait expier. Le bagne devient ainsi un lieu de transformation de soi : à travers l’effort et l’obéissance, le forçat pourrait regagner une forme de dignité. C’est le sens affiché par la loi du 30 mai 1854 : le travail, la bonne conduite et le repentir peuvent conduire à une concession de terre. On promet au condamné un avenir de colon. On parle de rédemption. (encore faut-il qu'il survive....).
Mais tout montre que cette rédemption est un habillage. Le travail pénal n’est pas conçu pour le forçat : il est conçu pour la colonie. Le bagne est une réponse à un double besoin : peupler les colonies et trouver une main-d’œuvre gratuite pour les aménager.
La Guyane est marécageuse, forestière, inhospitalière aux yeux de l’administration. Alors on y envoie ceux dont la société ne veut plus. On récupère leurs corps pour en faire des bras. Le travail comme rédemption ? Non. Le travail comme camouflage. Camouflage moral, camouflage républicain voire, dans certains discours... camouflage humaniste.

Mais derrière la promesse de réinsertion (par le travail), il y a une assignation à vie. Derrière le vocabulaire de l’effort, une logique d’extraction : extraire du territoire, mais aussi extraire du condamné tout ce qu’on peut. Le travail comme peine, mais surtout comme outil de production coloniale.
J’ai visité le bagne des Annamites, à quelques kilomètres de Cayenne. On y accède aujourd’hui par un sentier très bien aménagé.

La moiteur de la forêt primaire, les cris d’oiseaux, les gouttes qui perlent sur la nuque. Il faut imaginer ça sans le chemin en caillebotis. Et sans répulsif contre les moustiques, ou sans vaccin contre la fièvre jaune. Il faut imaginer les conditions réelles du travail imposé dans cet environnement.
Les conditions de travail de celles et de ceux qui ne demandaient pas à être sauvés.
Aujourd’hui encore, on dit parfois « c’est quand même pas Cayenne » pour se consoler d’une punition dure, d’un lieu extrême. Mais ce n’était pas que ça, Cayenne.
Cayenne (et les autres lieux de bagnes du territoire guyanais) était purement et simplement un lieu d’exploitation. Et nous devons à celles et ceux qu’on a envoyés mourir ici pour expier des fautes (parfois simplement morales ou politiques*), d’être lucides sur le discours contemporain de la «valeur travail». Un discours qui, encore aujourd’hui, promet de nous élever, de nous structurer, de faire de nous de meilleurs humains. Mais qui continue, en beaucoup d’endroits, à servir d’écran à l’exploitation.
Extraction des corps, des esprits, de la nature. Le travail comme valeur morale ? Ne laissons pas nos imaginaires se faire coloniser par de tels discours.
C’est pas Cayenne. Mais parfois, ça y ressemble.
* le bagne des Annamites a notamment permis d'écarter environ 500 opposants indochinois à la colonisation française. Oui, c'est si récent que cela, il a été créé en 1931 !



