Quand une attitude circule : comprendre la propagation au travail
- contact083742
- 9 sept.
- 5 min de lecture
J’ai récemment lu le livre de Dominique Boullier, Propagations. C’est un ouvrage qui ouvre de nombreuses perspectives. Comme souvent dans mes lectures, j’ai cherché à relier ces idées à la psychologie du travail et aux dynamiques des collectifs professionnels.
N'hésitez pas à faire un tour sur son blog : https://shs3g.hypotheses.org/
Je n’ai pas l’ambition de restituer l’ensemble de l'ouvrage, mais de partager quelques pistes qui me paraissent utiles pour penser un objet concret : la propagation des attitudes au travail.

Qu’est-ce qu’une attitude ?
Les entreprises interpellent souvent les psychologues du travail pour "comprendre" voire "prendre en charge" une attitude qui semble se généraliser dans les collectifs, et qui se traduit en première observation par du désengagement, de l'à-quoi-bonisme, de la crainte, de la colère, de l'opposition, etc., etc.
De même, on nous appellera aussi pour tenter d'accompagner un "changement culturel" que l'entreprise entreprend, et qui sous-entend de "changer de regard" (donc d'attitude) sur telle ou telle dimension de l'activité.
Que faire avec ces demandes ?
En psychologie sociale, une attitude est une disposition relativement stable à évaluer un objet (une tâche, une règle, une personne, une situation) de manière favorable ou défavorable. Elle se décompose en trois dimensions :
Cognitive : ce que l’on pense, les représentations que l’on se fait.
Affective : ce que l’on ressent, les émotions qui accompagnent la situation.
Comportementale : ce que l’on fait, ce que l’on modifie dans son action.
Au travail, une attitude ne se limite pas à une opinion exprimée. Elle se manifeste dans l’activité par des traces concrètes : initiatives abandonnées, nouvelles routines, contournements, bonnes idées mises en place ou remises à plus tard...
Trois prismes pour analyser la vie collective
Traditionnellement, les phénomènes sociaux (adoption d'une pratique ou d'un objet, attitudes, rumeurs, ...) sont étudiés à partir de deux prismes. Le premier est celui de la structure : organisation, règles, culture d'entreprise, genres professionnels. Le second est celui de l’individuel : les choix, les arbitrages, les trajectoires personnelles (ou encore le "style personnel").
Dominique Boullier propose d’ajouter une troisième dimension : la propagation. Certaines entités sociales ou pratiques se diffusent selon une logique qui leur est propre. Elles ne relèvent pas uniquement du cadre organisationnel ou des préférences individuelles, mais d’une dynamique spécifique, que l’on peut analyser comme telle.
L’analogie avec l’épidémiologie est éclairante. Une propagation dépend notamment de trois conditions (le livre en développe d'autres) :
la sensibilité du milieu (un collectif est plus ou moins réceptif),
l’opportunité des contacts sociaux (la densité et la nature des échanges),
la transmissibilité de ce qui circule (au travail, cela peut être sa capacité à résonner avec les codes et valeurs du métier).
Deux exemples donnés par Boullier illustrent bien la complexité de ces dynamiques, que je ne saurais développer ici.
Le clavier QWERTY, conçu pour ralentir la frappe à l'ère des premières machines à écrire mécaniques, n’était pas la meilleure solution technique. Pourtant son usage s’est imposé et le monde anglophone y reste attaché. On ne peut pas comprendre cette propagation sans regarder les dimensions socio-techniques : les contraintes mécaniques des premières machines, l'extension et l’institutionnalisation progressive de l'informatique dans l'entreprise ou l’enseignement. Ce sont ces croisements entre technique, pratique et social qui expliquent la permanence d’un choix initialement médiocre.
La plateforme Twitter, après avoir constaté que la majorité des articles relayés n'étaient pas lus, a incité ses utilisateurs à lire un article avant de le partager. Cela a été un échec. Cela n’est pas tant la preuve que l’on ne peut pas freiner la viralité, que l’aveu que même ceux qui en vivent... reconnaissent qu’elle comporte des risques.
Bref, la propagation n’est jamais évidente à décrypter : il faut parfois sortir le microscope pour observer ce qui, dans l’activité, rend un usage ou une attitude contagieuse.
Une démission et ses ondes de propagation
Prenons un exemple concret. Dans une équipe fragilisée par des réorganisations successives, une salariée annonce sa démission après presque dix ans dans l’entreprise. Objectivement, cette trajectoire n’a rien d’inhabituel ; on pourrait même y voir un signe positif, celui de l’employabilité acquise dans l’entreprise.
Pourtant, ce n’est pas cette interprétation qui circule. En quelques jours, les conversations s’orientent massivement vers le découragement : « elle en avait marre, comme nous », « c’est la preuve qu’on ne tiendra pas ». L’attitude de désillusion se propage rapidement dans le collectif, et le management se demande pourquoi.
Le rôle du psychologue du travail est alors d’aller chercher les traces dans l’activité pour comprendre comment cette attitude s’ancre dans l’organisation. Si l’on observe que ce sont d’abord certains métiers ou certains profils qui cessent de faire remonter des anomalies, qui réduisent les contrôles ou qui se désengagent des projets collectifs, cela révèle des choses précieuses.
Dans un cas comme celui de cette démission, le travail du / de la psychologue peut consister à examiner comment l’attitude de découragement se propage concrètement dans l’activité. Par exemple :
La sensibilité du milieu : une équipe déjà fragilisée réagit fortement à ce signal, et l’on devra aussi s'intéresser à ce qui fait déjà tension, indépendamment de la démission d'une collègue.
L’opportunité des contacts sociaux : faute de temps collectif de coordination ou de planification, le discours fataliste circule sans être contrebalancé, car aucun espace n’est prévu pour confronter les points de vue. La propagation n'est pas freinée car l'organisation ne propose pas de régulation de l'activité, le management est éventuellement trop éloigné du terrain ou trop enclin à "laisser les gens se débrouiller" (le fameux manager qui ne veut pas des problèmes, mais des solutions).
La transmissibilité : dans un métier où l’ancienneté est valorisées, la démission d’une collègue résonne fortement et peut orienter vers une problématique de reconnaissance.
Autrement dit, traiter ce cas avec les catégories de la propagation, c’est montrer que la circulation et l'adoption d'une attitude négative ne disent pas seulement quelque chose de l’ambiance ici et maintenant, mais révèle la manière dont l’organisation fonctionne réellement : ses fragilités, ses modes de coopération, ses manques.
De la propagation aux traces dans l’activité
Je parle de traces, et c’est là un point essentiel. Si l’on s’arrête aux mots, on risque de confondre une propagation discursive (un récit qui circule, éventuellement porteur d'une dimension défensive) avec une propagation opératoire (un changement réel dans l’activité). Le rôle de la psychologie du travail est précisément de distinguer les deux, à l'inverse des méthodes gestionnaires ("modèle Gollac" et consort).
Certains consultants en management, lorsqu’une attitude se diffuse, se demandent surtout comment la freiner (c’est le registre du damage control) ou au contraire comment l’amplifier dans le cadre d’une « conduite du changement ».
Le ou la psychologue du travail adopte une autre posture. La question n’est pas « comment contrôler l’attitude », mais qu’est-ce qui explique qu’elle se propage ou non dans l’activité ? Cette différence de regard change profondément la manière d’analyser les dynamiques collectives.
Pourquoi s’intéresser à la propagation des attitudes ?
Parce que cet objet est une porte d’entrée sur l’organisation. Ce qui se propage révèle la sensibilité du milieu, les fragilités d’un collectif, mais aussi ses ressources et ses valeurs partagées. Étudier les propagations permet de comprendre pourquoi certaines idées prennent racine, et comment les tensions se traduisent en dynamiques collectives.
C’est aussi une façon de donner du contenu aux discours de la « conduite du changement », trop souvent appauvris (on songera au stupide mais populaire "modèle de Kotter").
Ainsi, en nous appuyant sur les travaux de Boullier, nous pouvons dire que les attitudes au travail ne s’expliquent pas seulement par la structure ou par l’individuel. Elles relèvent aussi de la propagation, cette dynamique qui circule, se transforme et trouve appui dans l’activité.
Pour le ou la psychologue du travail, l’enjeu est de relier cette dynamique aux traces concrètes du travail réel : ce qui n’est plus fait, ce qui est fait autrement, ce que l’on espère encore pouvoir faire. C’est à ce niveau que l’on comprend vraiment comment une organisation vit ses tensions, ses fragilités et ses transformations.


