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Contre le développement personnel : et si on relisait Simone Weil ?

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    contact083742
  • 4 juil.
  • 4 min de lecture

Le développement personnel en entreprise s’est imposé comme une évidence : qui pourrait être contre l’épanouissement de soi au travail ? Prenons un peu de hauteur critique avec une philosophe que j'admire, qui n’a jamais mis les pieds dans un open space, mais qui a pensé avec rigueur la place du travail et les formes modernes d’asservissement. A la suite d'une récente note sur le sujet, je propose de relire le développement personnel en entreprise à la lumière de Simone Weil.

Simone Weil
Simone Weil

L’enracinement contre le fantasme d’un Moi sans attaches

Le développement personnel (DP) repose sur un postulat simple : chacun·e aurait en soi un potentiel inexploité, une vérité authentique à révéler, un Moi profond à libérer. Mais pour Simone Weil, rien n’est plus dangereux que de croire que l’on peut penser ou se construire sans attache. L’enracinement est, pour elle, "le besoin le plus fondamental de l’âme humaine". Cela ne veut pas dire rester enfermé dans un passé fantasmatique : Weil ne convoque pas l'enracinement des extrêmes droites modernes. Elle propose avec cette notion de reconnaître que toute personne se développe dans un tissu de relations, de lieux, d’histoires et de responsabilités.

Là où le DP vend l’autonomie comme une affaire individuelle, Weil nous rappelle que nous sommes d’abord des êtres de relations, et que toute libération commence par la reconnaissance de notre interdépendance. Une entreprise qui invite ses salarié·es à "se recentrer" ou à "s'aligner" tout en les privant de toute prise sur l’organisation du travail ne favorise pas l’autonomie : elle produit du déracinement (sous couvert d’épanouissement).


Le travail ne se soigne pas par la pensée positive

Simone Weil a travaillé en usine. Elle ne l’a pas fait pour "vivre une expérience", mais pour comprendre ce que produit un travail aliénant sur le corps et sur la pensée. Ce qu’elle en tire comme leçon : le travail peut être destructeur s’il prive la personne de sens, de lien, de reconnaissance. Mais il peut aussi, s’il est organisé justement, devenir un lieu de vérité, de coopération et pourquoi pas de beauté ?

À l’inverse, le développement personnel en entreprise cherche souvent à faire taire la conflictualité, qui est pourtant l'une des conditions d'un travail émancipateur. Il psychologise les souffrances liées au travail, les renvoie à des problématiques d’estime de soi, de communication, de gestion émotionnelle. Il déplace la cause des troubles depuis l’organisation vers l’individu. Dans la vision de Weil, cela relève d'une injustice radicale : on ne doit jamais demander à quelqu’un d’obéir ou de se soumettre sans que cela soit intelligible et justifiable. Adapter l’individu à des ordres absurdes ou à une organisation pathogène, c’est nier sa dignité.


Des mots qui masquent la domination

Le DP raffole des mots doux : "bienveillance", "révéler son potentiel", "trouver sa mission de vie", "être aligné·e". Ces termes peuvent séduire, mais ils peuvent aussi servir à maquiller la contrainte en liberté. Weil nous invite à faire attention au langage : quand les mots ne disent plus la réalité, ils deviennent des instruments d’aveuglement. Elle écrit que "le premier devoir envers l’âme humaine, c’est la vérité".

Or le DP, surtout dans ses usages managériaux, produit une langue qui évacue le conflit, le doute, la souffrance. Il fait de la transformation de soi une condition d’adaptation au système. Il évite soigneusement de nommer les rapports de pouvoir, les inégalités, les causes structurelles de la souffrance. En cela, il n’élève pas l’âme, il l’endort. Foucault, comme évoqué dans ma précédente note, appelle cela le pouvoir pastoral.


Une spiritualité de pacotille

Le développement personnel aime puiser dans les sagesses orientales, les traditions spirituelles, les mythes de la transformation. On n'a qu'à songer aux accords toltèques, que je viens de rencontrer dans la formation aux sciences humaines (SIC) d'une école d'ingénieurs où j'interviens. Mais il le fait souvent en détachant ces savoirs de leur ancrage historique, symbolique et communautaire. Il en résulte une spiritualité de supermarché : flexible, désengagée, soluble dans la performance. J'avais abordé ce point dans l'épisode 16 du podcast, à la lumière de l'ouvrage d'Olivier Roy : l'aplatissement du monde.

Simone Weil, quant à elle, propose une autre voie : une spiritualité de l’attention, de l’obligation et de la limite. Elle ne cherche pas à être "alignée avec elle-même", mais à se mettre au service du réel, à penser à partir de ce qui résiste. Elle parle de "décréation" de soi, là où le DP promet la glorification de l’ego. Ce qu’elle propose, ce n’est pas de "trouver sa mission de vie", mais de répondre à ce que le monde, l’autre, le travail exigent de nous... sans prendre la fuite.



Relire Simone Weil aujourd’hui, ce n’est pas revenir à une forme de moralisme sacrificiel. C’est penser à nouveau ce que le développement personnel nous fait oublier : la réalité des conditions et des rapports sociaux, la profondeur des besoins humains, la noblesse possible du travail, la fragilité du langage.

Dans un monde qui demande à chacun·e "d’aller bien" coûte que coûte, même au prix de son intelligence, Simone Weil nous propose une autre voie : celle de l’attention au réel et de la justice comme exigence.


 
 

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