Puisqu'il faut se définir...
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- 25 juil.
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À la suite de la diffusion de l'épisode 21 du podcast, j’ai reçu de nombreuses réactions, souvent constructives, parfois critiques... et pour certaines un peu réductrices. L’une d’elles revient régulièrement : la psychologie du travail se limiterait à une méthode pour identifier les RPS. Il me semble donc utile de clarifier ce que cette discipline recouvre réellement, de mon point de vue (j'insiste et souligne).
La psychologie du travail n’est pas une spécialité d’application. Ce n’est pas un simple outil de détection des risques. C’est un champ théorique et clinique à part entière, qui étudie comment les individus deviennent sujets dans et par leur activité professionnelle. Elle prend le travail au sérieux, non comme un cadre extérieur ou un facteur de risque, mais comme un lieu central de la construction de soi : un lieu de pensée, d’expérience, de transformation ou de désorganisation.

Le travail comme lieu de subjectivation
La psychologie du travail s’intéresse à ce que le travail fait vivre aux individus, et à la manière dont ils en font quelque chose. Elle se situe là où le travail engage le corps, l’intelligence, la parole, la mémoire, le jugement, la sensibilité. Là où il exige des compromis, des arbitrages, parfois des sacrifices.
Même dans les environnements les plus encadrés, on ne travaille jamais "comme prévu". Il y a toujours un écart entre ce qui est prescrit (ce que dit la procédure) et ce qu’il faut réellement faire pour que ça tienne (le fameux "travail réel"). Et au delà de cet écart, il y a ce que la discipline appelle le réel du travail.
Le réel du travail, c’est ce que le travail exige réellement des personnes, au-delà des apparences. Cela comprend : les efforts concrets à fournir, les compromis à accepter, les régulations invisibles, les choses à savoir et à mémoriser, les conflits de critères, les renoncements parfois nécessaires à ses propres standards de qualité, les comportements qu'il faut se forcer à adopter, etc.
Ce réel est rarement reconnu. Il est souvent tu, ignoré, parfois même nié. Et pourtant, c’est lui qui forge l’expérience du travail, et donc la subjectivité en situation.
Car on ne naît pas sujet au travail : on le devient. C’est dans l’action, et parfois dans l’impossibilité d’agir, que le sujet émerge : dans les tensions à tenir, dans les choix à faire, dans la responsabilité assumée ou empêchée. C’est là que le ou la psychologue du travail place son attention.
Des fondements théoriques variés et solides
La psychologie du travail ne se fonde pas sur un seul courant. Elle puise dans plusieurs traditions théoriques, issues notamment de la psychologie sociale, de la sociologie, de la clinique du travail (théorie de l'activité) et même... de la philosophie. C’est un champ interdisciplinaire, mais structuré, avec ses repères propres.
Parmi les fondements que je mobilise dans ma pratique (et je précise bien que ce sont mes outils personnels), on retrouve notamment :
Lev Vygotski : sa psychologie historico-culturelle insiste sur le rôle de l’activité et du langage dans la formation du sujet. Loin de penser la subjectivité comme une donnée intérieure, Vygotski la voit comme un processus médié par les outils, les règles et surtout les interactions avec les autres. Cette perspective permet de comprendre comment parler de ce que l’on fait... transforme ce que l’on vit. Et donc comment le langage devient un outil d’élaboration, voire de réparation. (spoiler alert : il y aura peut être un épisode 2e semestre 2025 sur Vygotski)
Ivar Oddone : à l’origine de l’ergonomie participative, il a mis en lumière le rôle des savoirs d’expérience dans l’activité de travail. Pour lui, les salarié·es disposent d’un savoir pratique, souvent tacite, indispensable à la compréhension du réel. En rendant ce savoir visible, partageable, on peut renforcer la capacité collective à transformer les situations.
Michel Crozier : dans sa sociologie des organisations, il montre que les systèmes ne sont pas neutres ni rationnels. Ils sont traversés de jeux de pouvoir, de zones d’incertitude, de stratégies. Cela permet de comprendre que les conflits vécus au travail ne sont pas toujours intrapsychiques : ils peuvent être organisés, produits par le fonctionnement même de la structure.
Denise Rousseau : elle a formulé la notion de contrat psychologique, pour désigner l’ensemble des attentes implicites entre un individu et son organisation. Ces attentes ne figurent dans aucun document officiel, mais elles structurent fortement le rapport au travail : sentiment d’obligation, reconnaissance, loyauté, droit au sens. C’est un outil précieux, sur lequel je travaille depuis plusieurs années, pour penser les dynamiques invisibles mais décisives du lien subjectif au travail.
D’autres références sont essentielles selon les contextes : la psychodynamique du travail (Dejours), la clinique de l’activité (Clot), l’analyse institutionnelle, les travaux en sociologie critique (Bourdieu), ou encore ceux sur le sexe et le genre, les personnes racisées, le handicap au travail, etc.
La psychologie du travail ne se résume donc pas à une école, elle se déploie dans un dialogue exigeant avec d’autres disciplines, tant qu’elles prennent le travail au sérieux.
Une discipline politique (au sens noble)
La psychologie du travail pose une question politique fondamentale : quelles conditions rendent possible l’existence d’un sujet au travail ?
Ce n’est pas une posture idéologique. C’est une manière d’interroger ce que permet ou empêche une organisation du travail, en termes de pensée, de responsabilité, de conflictualité, de sens.
Simone Weil (je sais, encore elle !) avait déjà formulé ce point de manière radicale : le travail peut faire taire la pensée, au point que le sujet ne parvient plus à se parler à lui-même. Aussi, la psychologie du travail écoute particulièrement l’activité empêchée : celle qu’on n’a pas pu faire, celle qu’on a dû bâcler, celle qu’on ne peut pas dire.
Car travailler, ce n’est pas seulement produire. C’est s’impliquer, s’adapter, résister, parfois céder. C’est inscrire son jugement dans un collectif, dans une histoire. Et c’est aussi faire l’expérience de sa propre vulnérabilité.
Penser le travail, c’est donc penser les conditions d’une vie subjective et collective digne.
Psychologie clinique et psychologie du travail : autonomies et chevauchements
Il ne s’agit pas d’opposer ou hiérarchiser deux disciplines, comme le font certains commentateurs de l'épisode 21. Il existe des ponts et des recouvrements ; il existe surtout des enjeux partagés (de santé psychologique). Mais il faut apparemment rappeler que la psychologie du travail n’est pas une déclinaison de la psychologie clinique. C’est une discipline autonome, avec ses objets, ses outils, ses hypothèses.
La psychologie clinique s’attache à la vie psychique, à l’histoire, aux conflits internes, etc.
La psychologie du travail s’attache entre autres à l’activité en contexte, aux normes, aux prescriptions, aux dilemmes, aux arbitrages, au rapport à l’organisation.
Accompagner une personne en souffrance au travail suppose de croiser ces deux dimensions, mais sans les confondre. Un diagnostic purement clinique peut passer à côté de ce que produit une organisation. Un diagnostic strictement organisationnel peut ignorer ce que vit la personne. C'est la raison pour laquelle, dans l'épisode 21, nous alertons sur les confusions entre psy clinique, psychiatrie et psy du travail. Et surtout sur le risque principal : le retard de diagnostic (tant pour un individu qu'un·e psy du travail ne saura pas accompagner, que pour une organisation évaluée par un·e clinicien·ne uniquement outillé·e par Gollac et al.).
Aussi, la psychologie du travail développe une psychopathologie du travail. Elle observe des formes spécifiques de souffrance, individuelles ou collectives, qui émergent du travail lui-même. Ces troubles n’existent qu’en lien avec des contraintes précises, des contradictions, des situations sans issue. Une équipe entière peut entrer dans une forme défensive, dans la perte de sens, ou dans un déni partagé.
Certains diagnostics ne peuvent être produits correctement sans revenir au réel du travail. Comme je le répète souvent : pour qu'il y ait interdisciplinarité, il faut qu'il y ait des disciplines.
Être spécialiste du travail, c’est aussi connaître les organisations
Un dernier point de clarification : il n’y a pas d’activité sans organisation. C’est pourquoi le ou la psychologue du travail ne peut faire l’impasse sur la compréhension des formes organisationnelles contemporaines. Il faut connaître : le juste-à-temps, les logiques "agile", les organisations dites "responsabilisantes" ou "libérées", les dispositifs d’évaluation individuelle... et aussi, toujours, le taylorisme, qui n’a pas disparu (il s’est souvent dissimulé sous d’autres formes).
Ces logiques organisationnelles produisent des effets psychiques. Elles transforment le rapport au temps, à la qualité, à l’erreur, à la hiérarchie, à la coopération. Elles génèrent des conflits nouveaux (entre valeurs, entre critères de performance, entre éthique et consigne).
Ne pas connaître ces référentiels, c’est ne pas poser les bonnes questions. C’est risquer d’analyser une souffrance comme individuelle, là où elle est systémique (d'où le fameux "soigner le travail, pas les gens"). C’est surtout passer à côté d’un levier de transformation.
Le ou la psychologue du travail est aussi un·e analyste des organisations, et pas seulement des états d’âme.
En conclusion
La psychologie du travail est une discipline profondément ancrée dans le réel, qui pense le travail comme un espace de subjectivation, de conflit, de construction de soi et de transformation possible.
Elle s’appuie sur des références théoriques variées, des méthodes rigoureuses, une posture d’écoute et d’enquête clinique. Elle croise parfois la clinique du sujet mais produit une psychopathologie propre, qui ne fait sens qu’en situation. Elle prend les organisations pour ce qu’elles sont : des dispositifs puissants, structurants, parfois destructeurs, que l’on peut analyser, interroger, transformer. Elle intègre une dimension collective et sociale très importante.
J'espère avec cette note avoir convaincu les sceptiques qu'elle est une véritable pensée psychologique du travail, pour accompagner, lorsque c'est nécessaire, ceux et celles qui le font.


